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L’Homme, ultime curiosité : Günther Anders et notre obsolescence
Dans les vitrines de notre cabinet de curiosités, nous avons exposé des coraux étranges, des bestiaires oubliés, des plantes aux vertus imaginaires. Mais quel est l’objet le plus déroutant, le plus monstrueux que notre époque ait produit ? Et si c’était l’Homme lui-même ? Non pas l’Homme biologique, mais l’Homme en tant que créature devenue incapable de se hisser à la hauteur de ses propres créations.
Cette idée, vertigineuse et terrible, est le cœur du travail du philosophe Günther Anders. Dans son œuvre magistrale et prophétique, L’Obsolescence de l’homme (publiée dès 1956), il ne se contente pas de critiquer la technique : il dresse le constat clinique de notre propre dépassement. Anders n’est pas un philosophe de salon ; c’est un archéologue du présent, un médecin légiste de l’humanité post-Hiroshima.
Le « décalage prométhéen » : l’abime sous nos pieds
La thèse centrale d’Anders repose sur un concept qu’il nomme le « décalage prométhéen ». C’est le fossé grandissant, devenu abîme, entre nos capacités de production et nos capacités de représentation et de sentiment.
Autrement dit : nous savons fabriquer des choses dont nous ne pouvons plus imaginer, et encore moins ressentir, toutes les conséquences. L’exemple paradigmatique est la bombe atomique : nous pouvons la concevoir et l’actionner, mais notre imagination, restée « artisanale », est incapable de se représenter l’horreur absolue de ses effets. Notre pouvoir est devenu démiurgique, mais notre esprit est resté humain, trop humain.
Ce décalage nous rend, selon Anders, « inférieurs à nos produits ». Nous sommes des créateurs dépassés par nos créatures, des apprentis sorciers qui ne comprennent plus la portée de leurs formules. La technique n’est plus un simple outil à notre service ; elle est devenue un monde en soi, un système qui nous façonne et nous domine.
Le Monde-Matrice et la Honte d’Être Né
Comment cette obsolescence se manifeste-t-elle au quotidien ? Anders analyse avec une précision glaçante la manière dont les technologies comme la radio et la télévision (et aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux) transforment notre rapport au réel. Le monde n’est plus un lieu que nous habitons et expérimentons, mais une série de « fantômes » livrés à domicile, des images et des sons consommables sans effort.
Nous devenons des voyeurs passifs d’un monde transformé en produit. Cette situation engendre une autre pathologie moderne, que Anders nomme la « honte prométhéenne ». C’est la honte que ressent l’Homme d’être né et non fabriqué. Honte de son corps imparfait, de ses origines organiques, de sa finitude, face à la perfection apparente, à la puissance et à l’immortalité potentielle des machines qu’il a créées. Cette honte est le moteur secret de l’idéologie transhumaniste, de notre obsession pour l’optimisation et la performance : le désir de transformer l’humain en un objet technique sans faille.
Lire Anders aujourd’hui : un miroir noir pour notre époque
L’Obsolescence de l’homme n’est pas un livre confortable. C’est un miroir noir tendu à notre civilisation. Il nous force à regarder notre vanité technologique en face. Mais son diagnostic n’est pas une condamnation sans appel. C’est un appel à la lucidité.
Pour Anders, la seule issue est une « éducation de l’imagination morale », une tentative désespérée de rendre notre capacité à imaginer et à ressentir aussi puissante que notre capacité à produire. Il nous invite à ne pas être les curators passifs de notre propre musée d’antiquités, mais à prendre conscience du vertige pour, peut-être, y remédier.
Placer l’Homme comme « curiosité » dans notre cabinet n’est donc pas un acte de cynisme. C’est l’acte de lucidité que réclame Anders : s’observer soi-même comme une espèce en pleine mutation, potentiellement en voie de disparition, non pas par une catastrophe naturelle, mais par le succès même de son propre génie.
Pour aller plus loin
- À lire : L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances / Ivrea). L’ouvrage est dense, composé d’essais. On peut commencer par les chapitres sur le « décalage prométhéen » pour saisir le cœur de sa pensée.
- À connecter : La pensée d’Anders dialogue avec celle de son maître Heidegger, mais aussi avec celle de Jacques Ellul en France (La Technique ou l’Enjeu du siècle). Elle est indispensable pour comprendre des œuvres de fiction contemporaines comme la série Black Mirror. Günther Anders fut également le premier mari de la philosophe Hannah Arendt, avec qui il partageait une réflexion sur les catastrophes totalitaires et technologiques du XXe siècle.
- Le concept à retenir : Le décalage prométhéen. C’est une clé de lecture essentielle pour analyser notre rapport à l’intelligence artificielle, au changement climatique ou aux manipulations génétiques.

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